Le 14 janvier dernier, la chaîne M6 diffusait le premier épisode de l’émission « Qui veut être mon associé ? ». Ce programme consiste à inviter sur un plateau des entrepreneurs afin qu’ils pitchent leurs projets. Comme les autres émissions du genre, elle contribue à entretenir les stéréotypes sur l’entrepreneuriat féminin.
Cyrine Ben-Hafaïedh, IÉSEG School of Management
Photo. Cette candidate de « Shark tank » s’est lancée avec son mari dans les vêtements pour enfants.
Cbarrentine2 / Wikimedia commons, CC BY-SA
Le 14 janvier dernier, la chaîne M6 diffusait le premier épisode de l’émission « Qui veut être mon associé ? » (QVEMA). Ce programme consiste à inviter sur un plateau des entrepreneurs afin qu’ils pitchent (présentent en quelques minutes) leurs projets à un jury de chefs d’entreprise qui décident d’y investir (ou non) leur propre argent. Il s’agit de l’adaptation française d’un concept qui existe dans plus de 30 pays et dont les deux versions les plus connues à ce jour sont sans doute l’américaine Shark Tank (aquarium à requins) et la britannique Dragons » Den (Tanière des Dragons) (respectivement 11 et 17 saisons).
Ces dernières ont été passées au crible par des journalistes économiques et des chercheurs. S’il est encore trop tôt pour tirer un bilan de la version française, nous pouvons déjà affirmer que, à la lumière des investigations, ce type d’émission contribue à entretenir un certain nombre de stéréotypes sur l’entrepreneuriat féminin.
Les résultats d’une étude portant sur l’intégralité de la première saison de Shark Tank sont en ce sens édifiants. Selon les chercheurs, la série a notamment contribué à renforcer un certain nombre de stéréotypes.
Un entrepreneur typiquement masculin
Les résultats de cette étude s’organisent autour de trois dimensions cadrant les représentations que l’on peut se faire de l’entrepreneuriat : (1) l’individu (personnes et comportements le plus fréquemment associés à ce contexte) ; (2) le travail (les domaines décrits) ; (3) la moralité (les motivations et valeurs mises en exergue). Sur la première dimension, les auteurs trouvent que l’entrepreneur typique est masculin (deux fois plus d’hommes que de femmes chez les candidats et quatre entrepreneurs experts (les investisseurs) pour une entrepreneuse).
L’examen des actions et des traits de personnalité affichés par les entrepreneurs dans ce contexte montre que les hommes demandent significativement plus d’argent que les femmes (63 % plus) dans cette émission. Les femmes ont deux fois moins de chances d’être montrées en train de négocier une meilleure offre mais par contre seules des participantes femmes ont été montrées à l’écran en train de demander conseil sur accepter l’offre ou pas (cinq épisodes différents montrent une femme entrepreneuse appelant son mari pour savoir si elle devrait accepter une offre).
Sur la deuxième dimension, 95 % des pitchs concernant des projets technologiques font figurer des hommes et 75 % des pitchs qui font figurer des femmes concernent des entreprises liées au secteur du « care » (« prendre soin »), aux bébés et aux enfants, ou encore des produits destinés aux femmes.
Il semble d’ailleurs que cette deuxième dimension se retrouve dans QVEMA. Dans le deuxième épisode, deux sœurs jumelles, designeuses industrielles, étaient le seul projet féminin sur six. Bien qu’il s’agisse de textile intelligent, la présentation s’inscrit davantage dans le narratif du « care » que dans celui de la technologie : leur plaid sensoriel Maase a en effet pour objectif un apaisement non médicamenteux des symptômes psycho-comportementaux (personnes handicapées, patients Alzheimer, etc.).
De même, dans le premier épisode, une jeune femme a cherché à lever des fonds pour son entreprise spécialisée dans les vêtements pour handicapés. L’autre projet porté par une (très jeune) entrepreneuse, est orienté « care » également : pour la planète cette fois-ci, avec des cartes à planter. Enfin, le dernier projet avec une femme associée présente sur le plateau (équipe mixte) concernait les vernis à ongles, un produit destiné en premier lieu aux femmes.
Sur la troisième dimension, les entreprises pitchées par des entrepreneurs sont souvent décrites comme un moyen de subvenir aux besoins de leur famille tandis que les femmes ont plutôt tendance à décrire leur entrepreneuriat comme un moyen de passer plus de temps avec leurs enfants (phénomène de mompreneurs) ou comme une façon d’étendre le budget de leur famille en gagnant un peu d’argent à côté.
En outre, parmi les entrepreneurs qui n’ont pas reçu d’offre, les hommes ont souvent été catalogués comme étant « trop gourmands » ou « stupides de mettre leurs familles en danger », tandis que les femmes ont été décrites comme « peu susceptibles de faire de l’argent » ou « inexpérimentées et manquant de sens des affaires ».
Des valorisations plus faibles
Autre limite relevée par la recherche : les femmes sont davantage pénalisées que les hommes après avoir obtenu un investissement dans le cadre de l’émission. En effet, contrairement à ce qu’on pourrait penser, un succès en plateau n’est pas vraiment un signal de qualité pour d’autres investisseurs potentiels. C’est l’un des résultats d’une étude scientifique de 2018 sur une base de données comprenant tous les projets (603) présentés dans l’émission Shark Tank entre son lancement en août 2009 et mai 2016. Ces chercheurs ont également trouvé que dans ce contexte, les entreprises portées par des entrepreneuses avaient moins de chances de survie par rapport aux entreprises de leurs homologues masculins.
Les auteurs avancent comme explication que le fait que des entrepreneuses réussissent mieux lors de l’émission que des entrepreneurs (au sens d’avoir beaucoup d’offres lors de l’émission) a pour conséquence d’éloigner plutôt que d’attirer des investisseurs potentiels externes. D’autres chercheurs qui ont aussi exploité le contexte de Shark Tank ont trouvé que les femmes avaient tendance à avoir des valorisations de leurs entreprises plus faibles et à recevoir moins de fonds comparé aux hommes, et que cela provenait notamment du fait qu’elles demandent moins d’argent au départ.
Certes, l’émission reste un divertissement, mais la production porte néanmoins des responsabilités sur la représentation de l’entrepreneuriat et des entrepreneurs. Il est intéressant de voir qu’une place de choix dans QVEMA a été réservée à de la diversité, mais on note aussi que, dans deux cas présentés lors du premier épisode, les conjointes associées de deux hommes n’ont pas été consultées à l’antenne sur l’acceptation de l’offre…
Cyrine Ben-Hafaïedh, Enseignant-chercheur en Entrepreneuriat, Innovation et Stratégie, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.