« Il vient du métier », « il a du métier », « mon métier », « le métier de l’entreprise »… autant d’expressions, parmi d’autres, qui nous confortent dans l’idée que nous savons intuitivement ce qu’est un métier. Cette familiarité semble nous exempter de tout effort de définition mais masque, en réalité, une profonde méconnaissance. Ce constat paradoxal, dans un contexte de retour au métier, souligne l’intérêt de se pencher sur cette notion.
David Abonneau, Université Paris Dauphine – PSL
Qu’est-ce qu’un métier ?
Le métier se dévoile au quotidien dans de nombreuses expressions que nous ne questionnons plus tant elles nous paraissent aller de soi : « il a du métier » ou « il connaît son métier » expriment la reconnaissance d’une forme de légitimité assise sur la détention de savoir-faire spécifiques, d’une technicité issue de l’expérience.
En arrière-plan, se dessine un ordre de grandeur (Boltanski, Thévenot, 1991) où le « grand » est celui qui « vient du métier » et le « petit » celui qui « ne vient pas du métier ». Cet ordre de grandeur transcende en partie la position (manager et collaborateurs) et le statut (patron et salariés) dans l’organisation comme l’indique l’expression « nous faisons tous le même métier ». La hiérarchie entre les individus s’établit sur la base de la maîtrise du geste, se fonde sur l’excellence technique : c’est ainsi que l’homme de métier se réalise par le « chef d’œuvre » ou se confronte à ses pairs par le concours (le Meilleur Ouvrier de France par exemple).
Mais cantonner le métier au geste ou à la technique serait oublier sa dimension fondamentalement culturelle : « être du métier » renvoie au partage de valeurs communes, à l’appartenance à une communauté de métier où on « parle le langage du métier ». « Apprendre son métier » suppose ainsi la transmission du geste, le plus souvent par les pairs à partir de la pratique professionnelle, mais également un processus d’acculturation qui forge l’identité. Enfin, cette communauté peut se coaliser pour former un groupe structuré en capacité de défendre ses intérêts matériels pour « parler au nom du métier ».
Le métier comme institution
Cette dernière dimension du métier est probablement la moins évidente car elle renvoie à un passé lointain : le temps où les métiers formaient des confréries puissantes. Selon cette perspective, le métier d’aujourd’hui est un écho des corporations du moyen-âge abolies de facto par la révolution industrielle et la libéralisation économique. Vu sous cet angle, le métier ne cesse de s’effacer. Les métiers se montrent incapables de contrôler leurs filières de formation et leurs modes de représentations sociales.
Les intitulés des diplômes se déconnectent progressivement du registre du métier : le « monteur en équipement thermique » remplace le plombier, l’« ossature » supplante la charpente (CEREQ, 2008). Les organisations professionnelles défendent les intérêts de catégories sociales qui ne recoupent plus qu’indirectement les métiers : l’« homme de métier » se dissous dans l’« artisan » (Zarca, 1988). On pourrait multiplier les exemples qui témoignent de l’affaiblissement institutionnel des métiers voire de leur « déprofessionnalisation ». Le métier serait ainsi devenu has been, les acteurs de l’emploi lui préférant l’activité, le champ professionnel ou le domaine de compétence. À la fin des années 90, le métier a mauvaise réputation : il est archaïque, traditionnel et menacé d’extinction.
Le métier comme outil de gestion
Pourtant, paradoxalement, le métier est réhabilité, à partir des années 2000, selon des arguments exactement inverses. Les grandes organisations réactivent le métier pour penser les transformations auxquelles elles sont confrontées. Subitement, il devient moderne et innovant. La prospective des métiers illustre parfaitement ce renversement inattendu. Contre la GPEC, la prospective des métiers applique la méthode des scénarios aux compétences collectives, c’est à dire aux métiers de l’organisation. Le métier devient un outil pour les professionnels RH qui décident, à des fins instrumentales, du niveau d’analyse pertinent : le métier individuel, collectif, sectoriel ou de l’entreprise, au prix parfois d’une confusion des genres qui en fait un « fourre-tout ».
Tout devient métier : ce qui relève du poste de travail (chef de rayon, caissière, technicien de fabrication), de la profession (militaire, infirmière), de la fonction d’entreprise (commercial, contrôleur de gestion), du secteur (la banque, la santé) et même de la catégorie socioprofessionnelle (agent de maîtrise). Ainsi considéré, le métier est assimilable à un regroupement d’emplois auxquels on prête une proximité en termes de compétences et qui sert d’unité de raisonnement au stratège pour projeter l’organisation dans un futur indéterminé.
Le métier comme référent identitaire
Cette appropriation du métier, comme outil de réflexion autour des compétences collectives, occulte, le plus souvent, sa dimension profondément identitaire. Que les professionnels RH et stratèges décrètent que tout est métier n’implique pas nécessairement que les individus s’y retrouvent (ne dit-on pas que « ce n’est pas un vrai métier »). Car le métier est essentiellement une affaire de subjectivité, de sentiment d’appartenance à un groupe, de sens accordé au travail. Ce que l’on fait compte moins que le sentiment de faire corps. Le métier est une communauté (Van Manen et Barley, 1984) à partir de laquelle les individus déclinent leur identité et mobilisent des valeurs qui débordent le cadre strict de la sphère professionnelle. On n’impose pas le métier, il faut que l’individu y croie.
Pourquoi faut-il revenir au métier ?
Le métier est tout cela à la fois : un rapport à la société où il prend la forme d’un groupe organisé et représenté, un rapport à l’organisation où il est une unité de réflexion pour le stratège et un rapport à soi où il fonctionne comme un référent identitaire. Donner vie ou plutôt raviver le métier suppose de se pencher sur ces trois dimensions : faire exister le métier sur le plan social en réactivant le référent métier notamment pour construire les filières de formation et bâtir les référentiels de compétences ; comprendre quels sont les métiers de l’organisation pour anticiper les transformations ; et ne pas oublier que le métier est une communauté et que tant que les individus n’y croient pas il reste une coquille vide.
Nous avons tous besoin du métier pour faire face au nouveau paradigme de la carrière qui se dessine où ni l’organisation ni l’emploi ne constitueront des cadres stables. Le métier est un formidable antidote à la perte de sens au travail et une toile de fond qui permettra de donner de la cohérence à des parcours professionnels de plus en plus éclatés. Comme me le disait un ami compagnon du devoir, « si je perds tout, il me restera toujours mon métier ».
David Abonneau, Maître de conférences en Gestion, Université Paris Dauphine – PSL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.