L’évolution du travail vers des activités de plus ou plus créatives et organisées par projets, l’insécurité du marché de l’emploi et le choix de la pluriactivité pour 1,2 million de salariés en France entraînent une évolution de la relation d’emploi. En gérant leur parcours professionnel comme une entreprise, les pratiques des salariés ressemblent de plus en plus à celles des entrepreneurs. Se créer un réseau, développer une réputation, accumuler des références (etc.) sont des pratiques partagées avec les travailleurs indépendants.
Anthony Hussenot, Université Paris Dauphine – PSL
Créer et animer un réseau professionnel
Feu la sécurité de l’emploi procurée par la signature d’un CDI : 87 % des nouvelles embauches se font en CDD selon la DARES, tandis que le taux de conversion en CDI n’est que de 21 %, selon l’OCDE.
Dans ce contexte, de nombreux salariés n’ont pas d’autre choix que de sécuriser leur parcours professionnel autrement que par la signature d’un CDI. La création d’un réseau est sans doute le moyen le plus sûr pour créer les conditions de rebond en cas de difficulté. C’est sans doute cela qui explique le succès des réseaux sociaux professionnel tels que Viadéo, qui enregistre plus de 11 millions d’utilisateurs en France.
Ainsi, la présence sur les réseaux sociaux est devenue incontournable pour pérenniser son activité. La gestion des profils sur LinkedIn, Viadéo, et la production de contenu sur Twitter (https://Twitter.com) et Instagram deviennent stratégiques pour de nombreux salariés, car ils sont les moyens d’attirer à eux des employeurs potentiels et renforcer leur légitimité en interne. C’est notamment le cas des consultants qui connaissent une instabilité professionnelle avec le phénomène du « up or out », qui consiste à exiger d’un collaborateur d’atteindre un certain niveau dans un temps limité sous peine d’être remercié. D’ailleurs, en représentant 14 % des inscrits sur Viadéo, le conseil est le secteur le plus représenté.
Production et diffusion d’un contenu gratuit
Cependant, il ne suffit pas de rencontrer les personnes physiquement ou sur Internet pour créer un réseau pourvoyeur d’opportunités professionnelles. Il convient également de montrer en permanence sa capacité à créer de la valeur pour un employeur potentiel. Cette démonstration se concrétise de plus en plus par la production et la diffusion de contenu gratuit qui met en avant les compétences de la personne. Que ce soit le tweet en 140 caractères, la publication de posts sur LinkedIn ou les photographies postées sur Instagram, la production de contenu prend des formes variées et surtout, elle se fait le plus souvent en dehors du cadre de l’entreprise. Il s’agit plus de renforcer son « personnal branding » – c’est à dire sa personne en tant que marque à vendre – que de faire la promotion de son entreprise.
Mais cette activité de mise à disposition de contenu gratuit peut aller beaucoup plus loin. On trouve, par exemple, de plus en plus de salariés qui animent un blogue, écrivent des articles pour la presse ou publient des ouvrages. Spécialiste des ressources humaines prodiguant ses conseils en matière de recrutement, responsable des systèmes d’information traitant des enjeux de la transformation digitale (etc.), de nombreux salariés proposent leur analyse sur des sujets divers.
Pour ces personnes, le développement d’un réseau à travers la production et la diffusion de contenu permet souvent de préparer les étapes suivantes de sa carrière. Bien sûr, cette démarche alimente le débat et permet une large diffusion des savoirs, mais cela constitue aussi une forme d’assurance pour l’activité professionnelle.
Accumulation de références et clients-employeurs
On pourrait ainsi multiplier les descriptions d’activités des salariés qui étaient il y a encore peu réservées aux seuls entrepreneurs. On pense, par exemple, à l’apprentissage autodidacte de compétences nouvelles qui ne sont pas demandées par l’employeur, mais qui permettent d’étoffer le CV du salarié en vue d’une prochaine recherche d’emploi. Bien sûr, tous les salariés n’adoptent pas ces pratiques. Elles sont assurément le propre de celles et ceux à l’aise avec le traitement de l’information et l’usage des outils en ligne (réseaux sociaux, blogues, etc.).
Cependant, ces pratiques ont des conséquences importantes en termes de relation d’emploi, car l’employeur, dont on sait que la relation contractuelle est temporaire, est plus un client à satisfaire qu’un supérieur hiérarchique. On observe cela aisément chez de nombreux étudiants, pour qui la construction d’un CV et notamment la section consacrée aux expériences professionnelles est un enjeu stratégique. À l’instar des entreprises qui mettent en avant les clients qui lui ont fait confiance, les entreprises dans lesquelles sont réalisés les stages, les apprentissages et les premiers emplois sont depuis longtemps des références permettant de prospecter de futurs clients-employeurs.
Il ne s’agit pas de condamner ces pratiques, car elles se comprennent aisément. En revanche, il convient de saisir les enjeux de cette évolution, car, paradoxe dans un contexte de chômage de masse, il sera de plus en plus difficile de fidéliser des salariés très indépendants dans leur façon de gérer leur parcours professionnel. D’ailleurs, le clivage entre le salariat et l’entrepreneuriat a sans doute vécu, comme le suggère un rapport du RCGS. Reste alors à prendre acte de la fin de ce clivage afin d’inventer une nouvelle forme de protection sociale qui fasse que la pluriactivité et l’alternance salariat – entrepreneuriat ne soient plus des situations subies, mais un choix permettant l’épanouissement de chacun et le développement économique et social pour tous.
Anthony Hussenot, Maitre de conférences en théories des organisations et management, Université Paris Dauphine – PSL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.