Au bout de cinq années d’exercice, les professionnels de la finance à qui l’on promettait monts et merveilles lorsqu’ils étaient étudiants déchantent souvent. De là à quitter le secteur ?
Pierre Lescoat, Neoma Business School et Pauline de Becdelièvre, École Normale Supérieure Paris-Saclay – Université Paris-Saclay
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Une belle opportunité pour les néo-diplômés, de hauts niveaux de salaires, une ambiance de travail jeune et une évolution de carrière très rapide… Telle est la façon dont sont souvent dépeintes les carrières dans le monde de la finance. Un discours qui attire semble-t-il : de nombreuses écoles de commerce, d’ingénieurs ou des universités proposent ces filières spécialisées prisées par les étudiants. Plus précisément, les métiers de traders et de vendeurs sur les marchés, d’analystes financiers également promettent des rémunérations pour la première embauche particulièrement lucratives qui font rêver un certain nombre de jeunes hommes et femmes. Afin de démarrer leur carrière avec des revenus très élevés, les jeunes banquiers d’affaires ne craignent pas de travailler de nombreuses heures en début de carrière.
Des discours qui ne suffisent plus toujours. Beaucoup de nouveaux arrivants sur le marché du travail ont leur exigence, que ce soit en termes de qualité de vie ou d’engagement environnemental par exemple. Une face sombre du secteur a également été mise en avant au cours de la dernière décennie par les publications de l’ancien trader Jérôme Kerviel présentant l’ « engrenage » dans lequel il s’est trouvé pris.
Nos travaux auprès de professionnels des marchés financiers pour la plupart expatriés dans les grandes capitales internationales questionnent ainsi le rêve que peuvent constituer ces professions sur le moyen et le long terme. Nous avons suivi une cohorte et interrogé une quarantaine de financiers qui exercent des métiers parmi les plus rémunérateurs (plus de 100 000 € les années les plus fastes) : traders, analystes sell-side et vendeurs. Ils semblent suivre un mouvement en deux étapes.
Essoufflés après cinq années
Dans les premiers temps, les traders expriment un véritable engouement pour l’activité et le contexte où elle se déroule. L’un d’entre eux revient pour nous sur ses cinq premières années d’expérience :
« J’ai bien aimé l’équipe, l’ambiance, les tâches et c’est pour cela que j’en suis arrivé là. »
Tous paraissent très motivés par leur nouvel emploi et s’en disent très satisfaits. Dans cette première phase, le travail semble permettre à l’individu de trouver un certain bonheur personnel. Il y prend du plaisir et cela le conduit à être productif. La littérature qualifie parfois ces réflexions de « sustainable career », la carrière durable, un processus par lequel l’individu ajuste son travail et ses opportunités pour y trouver du sens. Le plaisir d’un travail intellectuellement stimulant, l’ambiance internationale des banques et le salaire élevé grisent les jeunes banquiers qui arrivent sur le marché du travail. La carrière dans la finance est pensée comme un eldorado à la fois pour l’argent et pour le prestige.
Au bout de 5 à 7 ans de carrière, ce mouvement positif et les certitudes laissent cependant place à des difficultés et à des questionnements. Surinvestissement, exigences et horaires de travail démesurés valent-ils le coup ? La moyenne d’heures de travail selon nos enquêtés s’élève de 10 à 12 heures par jour, avec parfois des pics à 14 ou 15 heures dans les cas par exemple d’un travail sur une introduction en bourse. Les nuits de sommeil sont parfois courtes comme nous l’explique un analyste avec cinq ans d’expérience :
« Je me suis endormi à 1h du matin et me suis levé à 4h30, et je ne peux pas faire de sieste au travail. »
Les banquiers ont aussi beaucoup de mal à bien se nourrir. Ils mangent souvent sur le pouce et tard, au point que certains banquiers soucieux de leur santé n’hésitent pas à payer une personne pour leur faire à manger :
« Jusqu’à il y a un mois, mon manager payait une dame de 70 ans pour lui faire à manger… »
Les financiers mettent aussi en avant une compétition toujours plus intense sur le marché du travail, avec des exigences toujours plus élevées d’année en année :
« L’employabilité a beaucoup changé, tu es beaucoup plus sur la défensive, on exige beaucoup plus de toi, il y a beaucoup plus de stress de réussite… »
Les femmes sont sujettes à des difficultés spécifiques dans ce milieu très masculin. Persiste une représentation traditionnelle de la femme où devenir mère est considéré comme un désengagement de la compétition car cette étape de vie nécessiterait obligatoirement un temps passé avec les enfants qui pourrait être utilisé pour signer des contrats ou entretenir une relation client. Une vendeuse de six ans d’expérience le suppose du moins :
« Peut-être que quand tu as des enfants, tu es moins investie, tu déjeunes moins souvent avec les clients, tu restes moins souvent le soir. »
Si l’on peut s’attendre à une évaluation claire du travail de chacune et chacun, corrélée aux performances financières, les bonus semblent en fait peu expliqués et laissés à l’appréciation du manager. Dans le cas d’une erreur ou d’une mauvaise gestion, c’est le ou la moins gradé qui en paiera les conséquences. Le système d’évaluation par objectifs, censé apporter une neutralité par le chiffre n’est en fait pas égalitaire car si le calcul d’une performance est objectif, son interprétation est subjective et peut être soumise à des biais, notamment en termes de genre.
Une forte insatisfaction apparaît alors : il ne suffit pas de travailler beaucoup pour être bien évalué et bien rétribué. C’est le mythe de la méritocratie qui s’effondre.
Partir… pour rester ?
À moyen terme, cet ensemble de contraintes provoque une baisse de la motivation. Le jeune banquier se questionne sur son rapport au travail, sur sa carrière et sur le sens qu’il peut lui donner. La reconversion reste cependant difficile ne sachant pas où se diriger, certains banquiers quittent la banque pour finalement y revenir dans le même type de poste :
« Mon année sabbatique m’a donné un peu plus de recul par rapport à ce job. Elle m’a permis de comprendre plus pourquoi je l’ai fait et surtout pourquoi j’y suis retourné : c’est essentiellement parce que je ne sais pas ce que je veux faire, que ça ne nuit pas sur un CV et que ça paye bien »
Par ailleurs, alors que l’on pourrait penser que l’hyperconsommation ferait partie de cette culture financière, nos enquêtés préfèrent en fait vivre confortablement sans excès. Ils épargnent dans l’éventualité d’un changement de poste qui serait par exemple moins rémunérateur. L’accès à la propriété, peu évident dans les grandes capitales internationales pousse aussi à épargner. Rester dans ces grandes villes, en particulier Londres, est une motivation pour conserver un emploi dans la finance.
Certains cherchent des solutions intermédiaires, un poste en banque moins exposé ou mettent à profit leurs connaissances fines des produits financiers dans d’autres secteurs d’activité. Un équilibre de sens dans la carrière semble être trouvé quand l’individu accepte certaines contraintes pour rester heureux dans sa vie personnelle et professionnelle grâce à une rémunération confortable qui lui permet de profiter des nombreux restaurants et bars et d’avoir un accès à la propriété.
À l’opposé de cette stratégie de sortie, certains font le choix de ne pas construire de vie personnelle. Le travail devient un « lifestyle », un mode de vie. Tout doit être orienté dans le temps non travaillé vers une optimisation afin de dégager le plus de temps possible pour le travail. Le reste est mis de côté et le corps est beaucoup sollicité. Un analyste dans le secteur depuis sept ans se questionne :
« Ton boss, il est marié ? Comment tu veux qu’il garde une nana avec le travail qu’il fournit… »
Celles et ceux qui restent sont les personnes qui trouvent une gratification dans l’activité et dans la démonstration de leur capacité de travail. Ou bien souhaitent-ils offrir à leur famille une bonne éducation et un logement confortable, en particulier à Londres ? La perte de leur travail, ou une baisse significative de la rémunération signifierait un retour en France (retour par ailleurs non vécu comme un échec).
Si l’on peut penser cela antinomique avec le travail des traders, nos travaux montrent au contraire que, quel que soit le métier, l’individu cherche à donner du sens à son travail et à se construire une carrière durable. Après onze ans d’exercice, un professionnel nous explique :
« C’est beaucoup plus amusant qu’avant : je décide de mes horaires, de l’orientation à donner, des produits à développer, des sites clients à prioriser… C’est beaucoup plus intéressant ! »
La carrière en finance apparaît ainsi comme un eldorado qui peut se transformer un temps en prison dorée. Les plus heureux semblent celles et ceux qui prennent en compte la courte durée de ces carrières dans la finance et se questionnent régulièrement sur « l’après-salle de marché ».
Pierre Lescoat, Professeur Assistant, Neoma Business School et Pauline de Becdelièvre, Maître de conférence/ enseignant-chercheur, École Normale Supérieure Paris-Saclay – Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.