Les évolutions de la loi et des pratiques mais aussi les hésitations de la jurisprudence semblent devoir conduire à revoir nos conceptions traditionnelles.
Brigitte Pereira, EM Normandie
Jackson David / Pixabay, CC BY-SA
Les distinctions entre le travail salarié et le travail indépendant issues du développement du capitalisme prennent aujourd’hui une dimension nouvelle. Entre autonomisation des salariés, capacité d’initiative individuelle, et rupture de contrat de travail facilitée, l’évolution du salariat intègre de plus en plus de flexibilité. En parallèle, l’autoentrepreneuriat se développe mais parfois sans la liberté censée l’accompagner. Tout ceci a de quoi interroger le juriste. Le cas des chauffeurs VTC a par exemple donné lieu à des décisions en apparence opposées.
Les Ordonnances de septembre 2017, en particulier, ont contribué à remettre en question la nature du lien entre l’employeur et le salarié. Il n’en existe pas de définition légale, mais les juges, historiquement, avaient fait émerger, de jurisprudences en jurisprudences, trois éléments caractérisant un contrat de travail salarié. Le salarié exécute un travail réel, perçoit pour cela une rémunération et est placé sous la subordination d’un employeur. Ce dernier point avait ainsi été défini en 1996 par la Cour de cassation, il s’agit du « pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner le manquement de son subordonné ».
Ces éléments, et en particulier ce dernier, ne correspondent, semble-t-il pas toujours à la réalité actuelle. Si dès les années 1990, ces questionnements étaient posés, l’évolution de la norme aujourd’hui participe clairement au brouillage des frontières entre le salariat et le travail indépendant. C’est ce que nous expliquons dans nos travaux et en particulier dans un article à paraître dans la Revue Interdisciplinaire, Management, Homme et Entreprise.
Subordination et autonomie
L’accent a, de fait, progressivement été mis sur la capacité d’initiative du salarié qui dispose de plus d’autonomie. Le contrôle de ce qu’il accomplit porte ainsi moins sur sa manière de réaliser son travail que sur les objectifs et résultats attendus.
Les nécessités de l’entreprise supposent dorénavant une certaine flexibilité du temps de travail qui a conduit alors à faire émerger une dimension forfaitaire du temps de travail. Le salarié ne travaille plus à l’heure, mais selon un quantum forfaitaire d’heures par mois ou encore, d’heures ou de jours par an (c’est par exemple le « forfait-jours »).
Le développement du télétravail pousse dans la même direction. Il conforte à la fois la flexibilité des entreprises et l’autonomie des salariés, aboutissant dans certains cas à étendre la responsabilisation du salarié en dehors de toute sphère de subordination.
Un passage semble ainsi s’opérer du modèle du « salarié subordonné » vers un « salarié autonome » assujetti au pouvoir de l’employeur. La surveillance y prend une nouvelle forme aux frontières du travailleur indépendant.
Succès de l’autoentrepreneuriat
Symétriquement, lorsque l’on s’intéresse au travailleur indépendant, on constate de plus en plus de rapprochement avec des éléments caractéristiques du contrat de travail salarié, en particulier le lien de subordination. C’est par exemple le cas lorsque le client de l’intéressé, ou son donneur d’ordre est unique et impose une organisation de travail.
Le développement de nouvelles formes de travail brouille ainsi les frontières entre les missions subordonnées et les missions indépendantes des travailleurs. La question qui se pose est : s’agit-il réellement d’une subordination ou d’une dépendance économique ?
Certes, le salariat demeure la forme d’organisation de travail dominante. En 2018, seuls 12 % des travailleurs en France étaient des indépendants sachant que la moyenne européenne est de 14 % de travailleurs indépendants. Ce nombre, décroissant pendant plusieurs décennies est reparti à la hausse depuis 2002.
Depuis sa création en 2008, le régime de l’autoentrepreneuriat a, en particulier, connu un succès important : ils étaient déjà plus d’un million fin 2016 et 2,2 millions fin 2021, dont presque 1,3 million déclarent un chiffre d’affaires positif. Le rythme des créations s’accélère même.
Requalification ou non ?
Au-delà de cette dynamique, la pratique des juges et l’évolution de la jurisprudence nous renseignent sur la convergence du salariat et du travail indépendant. Beaucoup de relations ont même été requalifiées en salariat par les juridictions. Les juges se fondent sur l’article L. 8221-6 du Code du travail selon lequel un travailleur indépendant est présumé non-salarié, sauf preuve de l’existence d’un lien de subordination.
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Les indices les plus fréquemment soulevés sont l’absence d’autonomie dans l’exercice de ses missions, l’imposition d’horaires de travail, l’absence de liberté dans l’organisation de la prestation de service, l’exigence de comptes rendus, l’absence de savoir-faire distinct de celui de l’ensemble des salariés de l’entreprise, l’intégration aux équipes de salariés du donneur d’ordre, la mise à disposition de moyens matériels comme un bureau, voire une carte de visite et l’utilisation de papier à entête identifiant le donneur d’ordre plutôt que le travailleur indépendant.
Des décisions emblématiques ont été rendues en ce sens et montrent à quel point le travailleur indépendant peut être placé dans une situation de totale subordination relevant du salariat. Le travail ubérisé a notamment fait l’objet d’une attention particulière de la part des juges. Après l’affaire « Take Eat Easy » jugée le 28 novembre 2018 sur des livreurs à domicile, la Cour de cassation s’est prononcée sur la situation de chauffeurs de VTC en requalifiant leur relation de travail avec la plate-forme Uber en contrats de travail dans un arrêt du 4 mars 2020.
Néanmoins, plus récemment, le 13 avril 2022, une décision inverse a été prise au moment d’étudier la situation des chauffeurs de VTC inscrits sur la plate-forme numérique « Le Cab ». La Cour de cassation a refusé la requalification en contrat de travail, parce qu’aucun des éléments de cette relation ne caractérisait un lien de subordination. La géolocalisation des chauffeurs par la société n’a pas été considérée comme un élément suffisant.
Cette évolution judiciaire qui limite la requalification de la relation commerciale en relation de travail subordonnée rend, selon nous, compte de la prise en compte de la construction de nouvelles formes de travail entre les plates-formes et les travailleurs indépendants. Entre la réalité des situations de nombreux travailleurs indépendants et l’autonomisation du salarié, on note une forme de convergence nécessitant de repenser l’activité professionnelle et les obligations et droits de chacun de ces acteurs.
Brigitte Pereira, Professeur de droit du travail, droit pénal des affaires et droit des contrats, HDR, EM Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.