À l’heure des clusters et de la constitution de grands ensembles, sommes-nous condamnés à vivre dans un pays composé d’une poignée de grandes métropoles polluées et surpeuplées, entourées d’un grand « vide », faute d’emplois et de dynamisme ? Tout pourrait le laisser penser, surtout lorsque les élus locaux font de la question de l’attractivité territoriale leur Graal. Pourtant, et fort heureusement, des entrepreneurs « capricieux » décident de sortir de sentiers trop battus : ils s’installent en milieu rural… et réussissent. Ne faut-il pas voir en eux des aventuriers des temps modernes ?
Anne Albert-Cromarias, Groupe ESC Clermont et Alexandre Asselineau, Burgundy School of Business
« Caprice entrepreneurial » ?
Certains entrepreneurs démontrent avec succès qu’une activité peut être développée dans des environnements a priori peu favorables. Par exemple, les départements de l’Aveyron, du Lot, de la Corrèze ou du Cantal sont rarement cités autrement que pour moquer leur dimension rurale. Pourtant, c’est dans cette zone que se situe la « Mecanic Vallée », regroupant quelques 210 entreprises pour 13 000 emplois !
La ville de Montluçon, dans l’Allier, est peu réputée pour son tourisme haut de gamme. Mais c’est bien là qu’un hôtel quatre étoiles va ouvrir ses portes au printemps prochain, par la volonté (le rêve ?) d’un entrepreneur en bâtiment du cru, ayant fait fortune dans l’hôtellerie de luxe.
Personne ne connaît Saint-Bonnet-de-Rochefort, charmant village d’un peu plus de 600 âmes à une trentaine de kilomètres de Vichy. Cela n’a pas empêché un enfant du pays qui a développé, partant de rien, son entreprise de parapharmacie. Aujourd’hui, il existe même un pôle d’excellence rurale qui s’est constitué avec d’autres sociétés. À la clé, plusieurs centaines d’emplois…
À Marciac, commune du Gers de 1 200 habitants, se déroule depuis 1978 un festival de jazz, lancé à l’époque par une poignée d’amateurs et aujourd’hui réputé mondialement. Pourtant éloigné des grandes métropoles (Toulouse est à deux heures de voiture, Pau et Tarbes une heure à environ), le village attire chaque été 200 000 visiteurs et les plus grandes têtes d’affiche de la planète. Autour de ce Festival s’est créé tout un écosystème, et donc une activité économique : ouverture d’une nouvelle salle, « l’Astrada », qui propose des concerts toute l’année, ou encore mise en place d’une classe de collège supplémentaire avec cours de jazz en option.
Ces exemples montrent qu’il n’y a pas de fatalité et que la désertification vécue par une grande partie des territoires français n’est pas inéluctable (ce que montrent d’ailleurs les cas de plusieurs pays voisins).
Mais comment expliquer les décisions d’entreprises de s’installer sur un territoire réputé peu attractif, où les ressources et les compétences nécessaires au développement d’un projet ambitieux manquent a priori ? Nous pensons que ces choix entrepreneuriaux, sorte de « caprice entrepreneurial », sont (à certaines conditions) parfaitement rationnels et conformes à un mode de raisonnement stratégique performant : aller là où les autres ne sont pas.
La philosophie asiatique enseigne que le « vide » exprime en réalité un potentiel de transformation qui ne demande qu’à se remplir. Pour ce qui est d’un territoire, « vide » est donc le contraire de « rien ». Les paysages naturels, les forêts, l’eau pure et l’air frais – autant d’éléments qui ont disparu dans les métropoles – mais aussi parfois les traditions ancestrales et les savoir-faire sont là perçus comme des opportunités.
C’est un enfant du pays qui est à l’origine du Parc Naturopôle Nutrition Santé, à Saint-Bonnet-de-Rochefort, dans l’Allier.
parc-naturopole.fr
La dictature de l’attractivité
Une vision radicalement différente de celle qui guide les débats et l’action publique. Une vision selon laquelle il y aurait les territoires gagnants, pour l’essentiel quelques grandes métropoles disposant de toutes les infrastructures et ressources qu’offre la modernité (transports, système de santé, éducation, nouvelles technologies, emplois, etc.), et les autres… Tous les autres : hameaux, bourgs, villages, villes petites et moyennes, qui se dévitalisent chaque jour un peu plus de façon apparemment inexorable, notamment sous l’effet de la transformation du modèle agricole qui a vidé les campagnes.
Un phénomène d’amplification de cet antagonisme semble même se produire, un peu à la manière du restaurant plein qui attire toujours plus de clients au détriment du restaurant voisin d’autant plus délaissé qu’il est déjà peu fréquenté. Avec, bien sûr, un cortège d’effets pervers pour des villes de plus en plus peuplées et déshumanisées : congestion des axes de déplacements, pollution de l’air, criminalité en hausse, problèmes d’habitat, etc.
Pour les territoires de la « diagonale du vide » (opportunément rebaptisée « diagonale » des faibles densité)), les géographes, les économistes et les pouvoirs publics ont fourni de nombreux diagnostics et rapports, parfois assortis de quelques recommandations pour les redynamiser. Sans grands résultats jusqu’à présent. Il faut dire que le déséquilibre entre zones dotées très différemment en ressources nécessiterait une intervention massive de la puissance publique qui semble moins que jamais à l’ordre du jour. Alors que faire ?
Approcher les territoires par les entrepreneurs
« La folie, c’est de se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent », aurait dit Albert Einstein. Nous proposons donc de changer de perspective et de nous pencher sur les décisions de ces entrepreneurs et décideurs situés dans des zones perçues comme peu attractives. Nous pensons en effet que les sciences de gestion, qui se sont emparées relativement récemment de la question des territoires, permettent de l’éclairer sous un jour nouveau. C’est dans ce sens que vont les exemples, parmi ceux que nous avons cités en début d’article.
Bien au-delà de l’action publique, la réussite de ces initiatives se fonde surtout sur la personnalité des entrepreneurs, leur choix délibéré et stratégique de s’installer ici plutôt qu’ailleurs, ainsi que sur leur capacité à identifier des ressources disponibles et à construire des proximités activables. Espérons que ce message apporte une petite contribution à l’idée d’un aménagement du territoire plus équilibré et durable.
Anne Albert-Cromarias, Enseignant-chercheur HDR, management stratégique, Groupe ESC Clermont et Alexandre Asselineau, Directeur de la Recherche BSB, enseignant-chercheur en Stratégie et Management stratégique, Burgundy School of Business
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.