Le monde de demain sera marqué par des transformations majeures dans l’organisation sociale du travail, la large dématérialisation des rapports et la prégnance de l’intelligence artificielle.
Daniel Mercure, Université Laval
Cet article a été publié en collaboration avec le Réseau français des instituts des études avancées (RFIEA) dans le numéro 29 du bimensuel Fellows intitulé « L’avenir du travail au XXIᵉ siècle ».
Au cours des dernières décennies, nos sociétés occidentales ont été marquées par une importante reconfiguration économique fondée d’une part sur un vaste mouvement de libéralisation des marchés, de financiarisation et de mondialisation, et d’autre part sur l’expansion de secteurs de pointe arrimés à des changements technologiques et organisationnels majeurs.
Elles ont déplacé une part substantielle de leur production au-delà de leurs frontières, fragmenté leurs chaînes de valeur à l’échelle mondiale et grandement réorienté leurs sources de création de la richesse vers l’économie du savoir – une économie de l’immatériel de plus en plus cognitive et actionnariale fondée sur le savoir et l’innovation, et au sein de laquelle les secteurs des services revêtent un poids grandissant.
Aujourd’hui, plus de 78 % des travailleurs étatsuniens ou canadiens oeuvrent dans les secteurs des services, et l’économie du savoir en est le moteur au chapitre de la création de richesse. On désigne par économie du savoir les services de recherche et développement, les services aux entreprises, les secteurs des technologies de l’information et des communications, de la finance, de la santé, etc.
Il s’est ensuivi une restructuration des emplois, une hausse des exigences de qualification, une forte déstandardisation du lien d’emploi, la fragilisation du monde syndical ainsi que l’accroissement de la précarité du travail et des inégalités de revenus.
La nature du travail s’est modifiée sous l’égide de nouvelles pratiques de flexibilité, de l’essor de plateformes virtuelles ainsi que de modèles de production en flux tendu qui ont accru la polyvalence et l’intensité du travail. Comment penser l’avenir du travail dans un tel contexte ? Quelles tendances repérer ? Quels défis devrons-nous relever ?
Emploi et protections sociales
L’emploi, la nature de celui-ci et la relation d’emploi seront au centre des changements à venir. La quête de flexibilité technique, fonctionnelle (polyvalence et compétence), financière et numérique (externalisation de l’emploi) de la part des entreprises poursuivra son cours, mais sera de plus en plus réglementée compte tenu de l’importance des enjeux.
De fait, la diversité des statuts d’emploi et l’essor du travail indépendant (34 % des emplois aux États-Unis) soulèvent la question des couvertures sociales et de la cohésion sociale dans un contexte où l’emploi fixe et à vie n’est plus la norme et que l’intermittence des carrières s’accroît, ce qui commandera d’importants choix de société afin d’arrimer ou non les futures protections sociales au monde du travail.
Le droit du travail sera aussi appelé à mieux définir les assises de l’imputabilité dans la relation employé-employeur et à normaliser les frontières entre le contrat commercial et le contrat de travail. Bref, un immense chantier social est devant nous.
Gérer les changements technologiques
La gestion des changements technologiques est un deuxième chantier incontournable. De tels changements modifieront radicalement la façon dont nous travaillerons. À court terme, les applications liées à l’intelligence artificielle auront des effets majeurs dans tous les secteurs, depuis la régulation de la demande jusqu’au transport, en passant par la rectification continue des procédés de production de biens et de dispensation des services.
Ces applications se traduiront par des gains de productivité et l’essor de nouveaux horizons professionnels, mais aussi par l’élimination de centaines de milliers d’emplois plus ou moins qualifiés. Le problème de fond ne réside pas dans le changement en soi, lequel sera porteur d’emplois futurs, mais dans la célérité de son rythme, dans notre capacité d’adaptation et aussi dans le financement de la reconversion de la main-d’œuvre à même les gains de productivité anticipés. Ce qui posera la question de la répartition sociale des gains en question.
À plus long terme, ce sont les sciences du vivant (neurosciences, biotechnologies…) qui seront au cœur des futures Silicon Valley, sources de rapports novateurs entre l’être humain, la machine et les services ; aussi de questionnements éthiques sur les frontières entre nature et culture, ce qui peut très bien se traduire par un nouvel humanisme.
Penser une autre organisation
Les formes novatrices d’organisation du travail constituent un troisième chantier d’envergure. Les secteurs du savoir et les plateformes virtuelles s’inscriront de plus en plus dans des modes de management axés sur la valorisation des compétences et l’autonomie responsable selon des modèles de gestion plus personnalisés, à la carte pourrait-on dire, dont l’un des objectifs clés sera d’accroître la mobilisation subjective au travail et de favoriser la fusion du projet professionnel au plan de développement personnel. Et ceci dans un contexte où il faudra aussi gérer des formes de plus en plus collaboratives de travail auprès d’une main-d’œuvre dont un fragment important se caractérisera par une intermittence accrue de la trajectoire professionnelle.
En revanche, les pratiques néo-tayloriennes fondées sur la division du travail, le flux tendu et le contrôle informatisé du rendement se répandront dans les services publics et privés, depuis les chaînes de distribution de produits non discrétionnaires, par exemple les grandes surfaces de distribution de produits alimentaires, jusqu’aux services de santé.
La plupart des observateurs considèrent que dans ce monde à deux vitesses les inégalités se creuseront, tant dans les manières de se réaliser ou non au travail que dans les revenus tirés du travail.
Enfin, nous assisterons à une forte expansion des modes de contrôle organisationnel réflexifs fondés sur l’utilisation accrue du data control, nouvelle forme d’autorité et de régulation dans les lieux réels et virtuels de travail. Celles-ci sont déjà à l’œuvre ; elles constituent une priorité dans le développement organisationnel de maintes entreprises. En fait, et de manière quelque peu paradoxale, les formes novatrices de contrôle numérique sont au cœur du nouveau régime de mobilisation de la subjectivité au travail.
Le sens du travail
Le quatrième chantier est de nature socioculturelle. Il est caractérisé par une reconfiguration des rapports entre le monde du travail et la future main-d’œuvre. Il ne se limitera pas à une refonte du projet éducatif sur fond de quête d’équilibre entre la formation de citoyens avertis et de travailleurs polyvalents dotés de compétences techniques, relationnelles (économie de service) et adaptatives (formation continue) : il portera surtout sur la place et le sens du travail.
Sur le plan sociétal, l’individu, particulièrement dans les ménages à deux actifs, vivra de plus en plus difficilement la tension entre la place grandissante que revêt et revêtira le travail dans sa vie, phénomène fortement préconisé et encouragé par les instances dominantes de nos sociétés en raison de la hausse du ratio de dépendance démographique, et sa quête d’un temps à soi et aux siens basée sur la valorisation du quotidien et des finalités polycentrées de réalisation personnelle. En fait, nous serons vraisemblablement en présence d’une personne chez qui le travail sera plus le lieu où on affirme son identité, que celui où on la construit, dans un contexte où les managers, aux fins de promouvoir l’innovation, la réactivité et la performance, devront stimuler davantage l’implication subjective au travail.
En milieu de travail, il est fort probable que les tensions porteront de plus en plus sur le « facteur humain », fixé dans une culture des droits de la personne et du droit à la différence : un travailleur sensible à la reconnaissance de son unicité et aux possibilités expérientielles ; marqué par l’individualisation des valeurs, mais pas nécessairement individualiste ; inscrit dans une dynamique où les questions de confort psychologique et de reconnaissance de la diversité culturelle seront au centre des revendications, accompagnées évidemment des considérations matérielles et de sécurité.
Somme toute, je pense que les historiens de la fin du siècle présent parleront de notre époque comme celle d’une nouvelle révolution industrielle. Ils décriront celle-ci comme un « phénomène social total » qui a modifié les modes d’organisation du travail, les rapports de sociabilité entre les êtres humains et entre ceux-ci et la technique ; qui a reconfiguré nos institutions, qui a transformé la géopolitique mondiale, bref qui a bouleversé tant la place du travail dans la société que celle de la société dans le travail.
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Daniel Mercure, Fellows 2018 RFIEA, IEA de Paris, Professeur de sociologie, Université Laval
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.