À la frontière du travail de l’ingénieur, du designer et de l’artisan, les activités des makers exigent des compétences et des collaborations variées. Qu’il s’agisse de développer un produit innovant ou de réparer un objet cassé, les makers trouvent dans les makerspaces ou les fablabs des ressources pour atteindre leurs objectifs.
Anthony Hussenot, Université Paris Dauphine – PSL
Bricoleurs amateurs ou travailleurs indépendants, les makers rentrent difficilement dans une catégorie et c’est davantage le goût pour le partage et l’apprentissage qui les rassemble. Une ethnographie de plusieurs mois dans le makerspace IciMontreuil a permis d’identifier des formes de collaborations alternatives à celles que l’on observe dans les entreprises.
Pas de lien de subordination mais de l’interdépendance
À l’instar des personnes fréquentant les espaces de coworking, les membres des makerspaces ou fablabs sont souvent des indépendants ayant décidé de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. S’ils fuient le modèle classique de l’entreprise, cela ne veut pas dire pour autant qu’ils rejettent le travail collaboratif. Outre le fait que la fréquentation d’un makerspace permet l’accès à des ressources matérielles (imprimante 3D, découpeuse laser, espace de coworking, etc.), elle est également l’occasion de créer des collaborations avec d’autres makers. La fréquentation du makerspace permet à chacun d’étendre son réseau et de participer à des projets collectifs exigeant des spécialités diverses. Le mode projet est donc un mode d’organisation privilégié par les makers.
À s’y méprendre on pourrait penser que le modèle d’organisation d’un makerspace est assez proche des structures matricielles, dont le fonctionnement repose sur l’articulation entre des fonctions supports (RH, marketing, etc.) et des projets. Sauf que les makers ne sont pas salariés. Il n’y a aucun lien de subordination ni entre les makers, ni avec les employés du makerspace. Les makers sont généralement des travailleurs indépendants, bien que des relations de pouvoirs informelles peuvent exister. Cependant, la nature des produits qu’ils développent les conduit souvent à s’associer avec d’autres makers. Au croisement de plusieurs savoir-faire, les makers ont besoin les uns des autres. La relation entre les makers relève donc souvent de l’interdépendance.
Des collaborations reposant sur la logique du don contre don
Si l’absence de liens de subordination est synonyme de relations hiérarchiques horizontales, elle ne rend pas les makers plus autonomes. Afin de satisfaire les besoins réciproques de chacun, l’interdépendance prend souvent la forme de don contre don, au sens de Norbert Alter ; c’est-à-dire une collaboration qui permettra non seulement de développer les affaires de chacun, mais également de créer du lien et de la convivialité.
Le don contre don peut même s’inscrire dans une logique de réciprocité élargie. Par exemple, un maker spécialisé dans le développement de sites Internet peut aider un autre maker spécialisé dans le travail sur tissus à développer sa présence sur Internet et les réseaux sociaux. En retour, le maker spécialisé dans le travail sur tissus peut aider un troisième maker à intégrer des pièces en tissus dans ses objets connectés. Ainsi, chacun profite des compétences de l’autre pour accélérer le développement de sa propre activité. Cela participe également à une forme d’apprentissage collectif, appelé de pair-à-pair.
La logique du don contre don est également présente en entreprise et les makers ne font que reproduire une dynamique décrite depuis longtemps en sciences humaines. Cependant, comme le montre Norbert Alter, cette logique tend à s’amplifier lorsque l’organisation se caractérise essentiellement par le mouvement, c’est-à-dire une évolution continue des modes de collaborations. Cela est particulièrement pertinent dans le cas des makers, qui sont sans cesse en train de développer de nouvelles activités, collaborations et projets. Cette logique de don contre donc prend donc des formes diverses et est sans cesse renouvelée au grès des projets.
Des collaborations qui prennent corps dans l’expérimentation
L’absence de structures formelles et l’obligation d’innovation à laquelle sont soumis les makers conduisent à faire de l’expérimentation une pratique quasi quotidienne. Pour innover, ils testent en permanence de nouveaux matériaux, des réglages sur une machine et surtout, ils croisent des compétences provenant de métiers différents. Les savoir-faire issus de l’artisanat, l’ingénierie, l’architecture, le design, le développement logiciel (etc.) se rencontrent à travers des expérimentations peu coûteuses à l’heure des outils de conception numérique tels que l’impression 3D.
Les collaborations débutent le plus souvent par des expérimentations dont le but est de trouver rapidement une solution à un problème concret. Collaboration, expérimentation et apprentissage sont ainsi une seule et unique dynamique. C’est en cela que les makers sont d’ailleurs très proches du modèle classique du bricoleur, qui apprend par essai-erreur en confrontant des savoirs provenant de métiers divers. Les essais successifs sont l’occasion pour chacun de progresser et de développer des idées qui pourront être utilisées par tous.
Des collaborations qui remettent en cause la distinction client-prestataire
Les collaborations entre les makers sont très souvent informelles. Cependant, elles peuvent être également contractuelles. Dans ce cas, elles deviennent davantage complexes. Qu’il y ait des relations contractuelles entre les travailleurs indépendants n’est pas un phénomène nouveau. C’est, par exemple, le principe d’organisation de la plupart des artisans. Dans ce cas, le maker joue tour à tour le rôle de client ou de prestataire selon qu’il est à l’initiative de la commande ou non. En revanche, la relation devient plus difficile à qualifier lorsque les makers deviennent sous-traitant du makerspace le temps d’un projet. Le maker fréquentant un makerspace est généralement appelé un résident. Il est la fois client et membre de la communauté du makerspace.
La relation se complexifie davantage lorsqu’un employé du makerspace – le fablab manager ou le community manager par exemple – joue le rôle de chef de projets pour le compte d’une entreprise. C’est par exemple le cas lorsqu’une grande entreprise s’adresse directement au makerspace pour une commande précise. Le makerspace, dont le personnel est souvent limité à quelques personnes, n’a pas vocation à répondre à des commandes particulières. En revanche, un employé du makerspace peut jouer le rôle de chef de projets et faire appel aux membres du makerspace pour réaliser les aspects techniques de la commande. Dans ce cas, le résident client devient également prestataire. En somme, le résident est à la fois client et fournisseur entraînant parfois des difficultés à qualifier la relation.
Ces nouvelles formes de collaboration nous conduisent à sortir des préjugés sur le travail indépendant et à repenser les catégories à partir desquelles nous comprenons les relations. Le statut d’indépendant ne signifie pas nécessairement l’exécution d’un travail solitaire. Bien au contraire, il est une opportunité pour collaborer avec des personnes provenant d’horizons divers. Face à l’augmentation continue des travailleurs indépendants en Europe (voir, par exemple, les études réalisées par le European Forum of Independent Worker), il y a fort à parier que les makers ouvrent la voie à des pratiques de collaboration qui se généraliseront dans un futur proche.
Anthony Hussenot, Maitre de conférences en théories des organisations et management, Université Paris Dauphine – PSL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.